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Le "Making Before" du cinéaste.

Dernière mise à jour : 14 avr.

Le rêve d'un film ; un nouveau territoire documentaire à explorer.


Femme lisant dans un intérieur. 1864, Carl Holsoe
Femme lisant dans un intérieur. 1864, Carl Holsoe

Voici l'introduction de mon mémoire que j'ai écrit à l'issue de mon Master de spécialisation en culture et pensées cinématographiques sous la direction de M. Jean-Benoît Gabriel. ( 23-24)


Si vous avez envie d'en savoir plus, le mémoire est lisible en intégralité ici.

Ce mémoire a été rédigé avant le séisme du #Me Too français, suite à l'affaire Judith Godrèche. Il mérite sans doute d'être mis à jour afin de nuancer le propos autour de la "politique des auteurs" sérieusement remise en cause actuellement.

 



1       Introduction


Dans le contexte actuel ou l’industrie  se concentre ouvertement sur la production de premiers films, n’est-il pas légitime pour les cinéastes qui veulent persévérer et s’affirmer comme auteurs sur le long terme, de se demander s’il ne faudrait pas dès à présent inventer de nouvelles façons de faire du cinéma ?


Ce mémoire propose une réflexion sur l'évolution des pratiques contemporaines du cinéma dit « d’auteur », des nouvelles technologies et de la condition du cinéaste actuel vu comme un artiste, c’est-à-dire comme l’initiateur, le créateur et le porteur d’un projet singulier et personnel, s’inscrivant dans un univers qui lui est propre et qu’il construit de films en films. Ma réflexion propose d’élargir les moyens d’expression et la visibilité de ce cinéaste qui travaille, à ses seuls risques et périls, parfois trop longtemps dans l’ombre, après l’expérience, même réussie d’un premier film de fiction.


Je propose d’introduire un nouveau moyen de résistance, un concept activiste joyeux et inspirant : le « Making Before », qui se caractériserait par l'utilisation de moyens modestes pour révéler les phases souvent cachées du processus de création cinématographique, allant des recherches initiales à l’écriture du scénario et ses multiples versions, du scénario « outil de financement » au scénario « prêt à tourner ». Le « Making Before » permettrait au cinéaste de creuser son sillon tout en restant accessible à un public potentiel avec lequel il pourrait éventuellement échanger. Ce « Making Before» se présenterait comme un atelier en ligne qui exposerait ses travaux en cours, tâtonnements, recherches documentaires, réflexions, repérages, croquis, vidéos, photos, etc. Un atelier virtuel qui pourrait même prendre la forme d’un film documentaire « à la première personne » et s’ouvrir au monde physique lors d’événements occasionnels tels que ciné-clubs, expos, concerts, lectures ou autres en interaction avec des collaborateurs et un public choisi, intéressé par ce genre d’aventure.


J’ai rédigé ce mémoire avec mon point de vue de cinéaste belge, nourrie de mon expérience en tant que scénariste et réalisatrice de deux fictions classiques produites dans l’industrie (belge) et de deux fictions plus expérimentales  tournées sans budget, « en famille ».  Ma réflexion se concentre sur le cinéma francophone, Français en général, belge en particulier, spécificité qu’il faut aborder dans la mesure où cette nationalité n’est pas un avantage, y compris en Belgique. J’expliquerai pourquoi.


J’ai intégré au mémoire le témoignage d'un projet en cours qui s'inscrit dans cette réflexion sur le « Making Before » ; Géographie du Fantôme - Journal filmé d’un film rêvé. Ce projet, visible en ligne, met en avant et en pratique avec une certaine ironie, l'esthétique de l'inachèvement. En effet, que le film rêvé se réalise ou pas, il existera par le biais de ce travail d’une manière ou d’une autre, ne fût-ce qu’en tant que rêve. Un rêve  de film qui se partage et qui s’inscrit dans une continuité, celle de mes films depuis mes débuts.


Un autre intérêt du « Making Before » est de faire apparaître les étapes du travail de fabrication d’un film, les essais, ratages, corrections, obstacles, etc. Cette dimension du travail cinématographique, souvent invisible et seulement accessible par la notoriété d'un auteur ou la réussite de son film, mérite une attention particulière. En effet, nombreux sont les projets abandonnés en cours de route, parfois même à la veille de leurs tournages. Ces « échecs » ont tôt fait d’être effacés par l'industrie, alors qu’un travail souvent colossal de préparation  a été abattu par le cinéaste. Pourtant, même si le projet de film est abandonné, ces travaux constituent une part significative de la démarche créative d'un cinéaste qui va au-delà du projet lui-même. Au lieu d’être effacée, cette part significative pourraient être valorisée autrement et de manière plus constructive. La dimension participative et ouverte du « Making before »  pourrait déboucher sur de nouvelles  opportunités. L’abandon d’un projet, volontaire ou non, pourrait  ne pas être vécu comme un échec ou une perte de temps, mais comme une étape possiblement propice à l’éclosion d’un nouveau projet.


Enfin, le choix délibéré pour un cinéaste, de mettre à nu son processus de création, pourrait inspirer d’autres cinéastes et contribuer au renouvellement d’un cinéma de recherche dans son ensemble en posant les bonnes questions sur l’industrie actuelle et ses méthodes. Il pourrait aussi aider à remettre le cinéaste au cœur du processus de création en ayant moins d’intermédiaires entre lui et son public potentiel. Renforcer sa position d’artiste du cinéma en se rapprochant d’un public potentiel,  remettrait en perspective ce que l’on appelle communément le « cinéma d’auteur » aujourd’hui. Un cinéma qui dans bien des cas n’est plus du tout celui défini comme tel par les tenants de la Nouvelle Vague et sa « Politique des Auteurs », mais un cinéma qui pencherait plutôt du côté du film « d’impact » plutôt que du côté de l’art, tout formaté qu’il est devenu de par le processus de création balisé, intrusif et artificiel que lui impose de plus en plus l’industrie. Des films peuvent être utiles mais sont-ils bons parce qu’utiles  où utiles parce qu’ils sont bons ? Question complexe qui brouille les pistes au point de ne plus tant vouloir valoriser les auteurs puisqu’ils ne sont pas choisis pour leur talent de cinéaste, mais pour leur talent de communicants.


Et le public dans tout ça ? Le public déserte les salles. Le public qui aimait le cinéma d’auteur va voir des expositions, le public qui aimait le cinéma dit d’auteur « grand public » regarde des séries sur Netflix. Les autres, ceux qui aimait tout simplement le cinéma, les cinéphiles, s’ennuient en salle et écument le marché aux puces du cinéma, à la recherche de pépites anciennes à exhumer.

Pour le renouveau du « vrai » cinéma d’auteur, ne faudrait-il pas  tenter de le redéfinir ? Qu’est-ce qu’un cinéaste ? Comment travaille-t-il ? Est-il un artiste ou un « créateur de contenu » ?  S’il n’est pas un artiste, le cinéma peut-il encore être un art ? Le cinéma d’auteur peut-il encore l’être, si l’industrie ne produit plus que des premiers films de « créateur de contenus » ?


Le « Making Before » serait un nouveau territoire documentaire, au format léger et hybride, multi-supports, à la disposition du cinéaste qui rêve d’un ou de plusieurs films à faire. Il serait situé, à l’opposé du « Making of », très en amont de la chaîne de fabrication d’un film et ne s’arrêterait pas à la finalisation de celui-ci. En effet, un cinéaste a souvent plusieurs projets en cours à diverses étapes de développement. Soudain l’un d’eux prend le dessus et se concrétise avant les autres.  Quelqu’un ( producteur, vendeur, acteur, agent) qui s’intéresse à son travail n’aurait qu’à aller voir son « Making Before » sur internet.


Pour être un authentique ce « Making Before » serait impérativement conçu, produit, filmé et réalisé par son auteur avec les moyens du bord, sans l’intervention d’un tiers, producteur, assistant ou autre, ni dénaturé par le poids de sponsors ou subsides. Un genre de création numérique originale et personnelle, libre d’accueillir tous les arts et toutes les formes, à la première personne. Le cinéma est un conglomérat de disciplines artistiques. Beaucoup de cinéastes sont plasticiens et pratiquent d’autres disciplines entre leurs films.  Cette création numérique évoluerait en permanence en fonction de l’évolution des projets du cinéaste, permettant ainsi de partager son travail avec un public d’amateurs intéressés par son travail et ce genre de démarche aventureuse. Ce « Making Before » pourrait également prendre la forme d’un film à part entière, le « journal filmé d’un film rêvé », filmé et monté par le cinéaste, que le film rêvé se fasse ou non.


Bien sûr tous les cinéastes,- tous comme certains artistes- n’auront pas envie d’ouvrir leur atelier à n’importe qui, mais à l’ère d’internet, cet accès peut se contrôler  aisément selon son désir pour un public et un temps choisis. L’auteur pourrait ainsi développer son univers sur le long terme, univers constitué d’un seul ou de plusieurs projets, sans disparaître pour autant de la circulation, si l’un ou l’autre est condamné à rester dans un tiroir.


Le but de cette réflexion sur le « Making Before » et ce qu’il pourrait combler comme manque, serait de mettre en lumière certains disfonctionnements et paradoxes dans le développement et le financement du cinéma dit « d’auteur » aujourd’hui. Peut-être faudrait-il réenvisager la façon dont on le fabrique afin d’obtenir de meilleurs résultats, notamment en  rééquilibrant la production entre les premiers films et les suivants ?

 

Nous croyons qu’il existe une demande de films authentiques, faits par des artistes, mais nous constatons que l’industrie et le système de financement des films est contreproductif par rapport à cette créativité et l’étouffe en rendant de plus en plus pénible le travail des auteurs de cinéma – à tel point que beaucoup de talents prometteurs n’y croient plus et abandonnent.


Dans la présentation filmée d’une étude publiée en 2022 sur le site de L’observatoire européen de l’audiovisuel intitulée « Writers and directors of European film and TV fiction 2015-2020 », un intervenant nommé Gilles Fontaine souligne ;


« (…)selon les chiffres collectés sur la période 2015-2020, 47% des réalisateurs et 53% des scénaristes n’étaient plus actifs après avoir travaillé sur leur premier long métrage. Il s’est demandé si, en cet « âge d’or du contenu », cette industrie pouvait se permettre une telle perte de talents et d’expertise.(…) »[1]


Dans les moments où le cinéma a été le plus créatif, en Europe comme partout ailleurs, les cinéastes avaient plus de pouvoir qu’aujourd’hui. De grands cinéastes se sont révélés également producteurs de leurs œuvres. Truffaut, Rohmer, Pialat, Chabrol pour la France et les frères Dardenne, Jean-Jacques Andrien, Chantal Ackerman pour la Belgique. On a vu aussi que ces cinéastes-producteurs se sont confirmés sur le long terme, tandis que d’autres tout aussi talentueux, mais dépendant des producteurs ont disparu… Il s’agit, pour les plus motivés et déterminés, de reprendre le pouvoir et  la main sur le cinéma tel qu’ils le rêvent et le conçoivent, de se réapproprier les processus de création et les méthodes de production qui leur conviennent au rythme qui leur convient.


Une chose est sûre, un.e réalisateur.ice-producteur.ice travaille à son rythme et valorise beaucoup mieux ses films une fois qu’ils sont faits. La nouvelle génération semble commencer à le comprendre au vu de la création de quelques petites sociétés de productions gérées par un.e cinéaste et/ou un groupe de cinéastes de la même génération, en Belgique comme en France, comme The Blue Raincoat, Tendor, Stank.


Le mémoire se structure en trois parties.


La première partie analysera l'évolution de la fabrication du cinéma d’auteur de la nouvelle vague à aujourd’hui, explorant les causes et les implications de ces transformations, ainsi que la recherche de nouvelles méthodes de création, d'écriture et de production qui s'éloignent des conventions du cinéma dominant dans ce créneau. Il s’agira aussi de mettre en évidence que les cinéastes audacieux les plus connus, y compris des auteurs chevronnés, travaillent dans une liberté absolue mais que cette liberté et ce confort est toujours menacé et certainement pas accessible à tous les cinéastes.


La seconde partie sera dédiée à la remise en question du processus de création de la fiction  imposé par l’industrie au cinéma de fiction. Elle mettrait l’accent sur l'esthétique de l'inachèvement, vue comme prise de risque artistique nécessaire à l’éclosion de films surprenants donc innovants qui n’aurait pas pu voir le jour en procédant de manière plus structurée, classique. Elle examinera comment ce choix artistique, loin d'être perçu comme une imperfection, apporte authenticité et sincérité aux œuvres cinématographiques en poussant toujours plus loin les possibilités de développement de l’idée de départ, mais à son rythme et selon sa propre logique et non un rythme et une logique imposé par le système de financement.


Elle proposera de reprendre les outils d’un cinéma à la première personne, ceux du journal ou du carnet filmé, plus proche du processus du peintre ou de l’écrivain qui font corps avec leur outil, pour renouveler le cinéma d’auteur et  le rendre aussi authentique et personnel que quand il portait bien son nom.


Nous évoquerons la « politique des auteurs » et ce qu’il en reste aujourd’hui, à tort ou à raison.


Enfin, la troisième partie remettra en question les processus créatifs de plus en plus contraignants et contreproductifs imposés par l’industrie aux cinéastes s’ils veulent avoir une quelconque chance d’être produit et distribué. Le cinéaste peut-il encore être considéré comme un artiste, s’il ne peut plus concevoir ses films comme un artiste ? Comment le scénario classique peut-il encore susciter le désir de voir un rêve de film se réaliser ? 


Le « Making Before », devrait pouvoir remettre en question la façon dont les films sont écrits et produits actuellement. Ce nouveau territoire documentaire à explorer offre des perspectives nouvelles sur le processus créatif du film qui déboucherait sur de nouvelles façon de le produire et de le réaliser.


Le genre du documentaire à la première personne ou cinéma « de geste » a mis en parallèle, le cinéaste-filmeur  qui fait corps avec sa caméra, avec le peintre « sur le motif », qui n’a plus besoin que de petits tubes de peintures à l’huile, d’un chevalet et d’un carton pour travailler son esquisse de paysage en extérieur. Tout en rappelant que ces peintres revenaient dans leur atelier avec une esquisse qu’ils retravaillaient parfois en peintures monumentales.


A l’instar de ces pratiques picturales, le cinéaste de fiction pourrait continuer à faire du cinéma « grand public » tout en expérimentant d’autres formes plus légères, comme un artiste peintre esquisserait un projet de fresque pour l’espace public. Il pourrait aussi ne pas se censurer « dans l’œuf » comme on le fait habituellement, être aussi libre que l’est un écrivain. Libre de rêver un film, y compris improbable qu’il sait pertinemment ne jamais pouvoir réaliser, parce que trop ambitieux pour l’industrie ou sa condition de cinéaste non identifié de petit pays oublié. Il pourra aussi à l’inverse, si le projet est raisonnable économiquement parlant mais ambitieux artistiquement, décider de prendre à bras le corps la production de son film. Quoi qu’il en soit, qu’il y arrive ou pas, ce film-là aura existé, du moins en rêve partagé grâce au « Making Before ».


En conclusion, nous présenterons et analyserons mon projet personnel ( le présent site Geographie du fantôme), détaillé et joint en annexe, visant  à enrichir la compréhension du concept du « Making Before » et à ouvrir de nouvelles perspectives créatives au cinéma contemporain.


[1] Conférence- Creators in Europe’s Screen Sectors- Sketching Present and Future Challenges. https://youtu.be/PRSEAMhEeA4?si=LWBI5Gjf-YaXVCYM Voir l’intervention de Gilles Fontaine à partir de 16:21

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